Le Mystère des Cercles Noirs

The Cave Rings Mystery

 

Des spéléothèmes très particuliers          par C. Ghommidh (2011-2012)

Les cercles parfaits tracés sur le sol de quelques cavités sont des spéléothèmes bien mystérieux. Rares de manière générale, ils peuvent être localement abondants. Nous avons eu l'occasion de rencontrer de telles formes à plusieurs reprises lors de nos expéditions au Laos. La première fois, en 2004, dans Tham Mo (appelée aussi Tham Pha Leusi, à Ban Vang Hin, vallée de la haute Nam Pakan), puis en 2007, dans Tham En (Ban Nong Ping, vallée de la Xé Bang Faï), enfin en 2008 dans la grotte des Nuages (réseau fossile de la Xé Bang Faï amont).


   

Photo 1 et 1bis  - “Cercle noir” (cave ring)  dans Tham En (  R. Huttler, 2008)


Ces spéléothèmes très particuliers ne sont cependant pas nouveaux. Brouquisse rapporte des observations similaires dans Tham Boumlou (Nam Pakan aval, Galerie des Sentinelles de pierre) en 2002. Au Nord-Laos, Renouard et col. (2001) signalent la présence de centaines de ces cercles dans Tham Lom, près de Van Vieng.

Ils ne sont pas non plus exclusifs au Laos, puisque quelques observations, réalisées au Brésil et en Italie ont été déjà publiées (Montanaro, 1992 ; Auler, 1993 ; Hill et Forti, 1998…). Le phénomène nous a paru suffisamment intéressant et inhabituel pour que, depuis 2008, nous procédions à une étude un peu approfondie de ses différents aspects.

Au Laos, les cercles se présentent le plus souvent sous la forme de traces sombres, généralement très nettes tant que le diamètre n'est pas important (inférieur à 50 cm). Le centre des cercles est le plus souvent occupé par une stalagmite dont la hauteur ne dépasse habituellement pas une dizaine de centimètres. La morphologie de la stalagmite ne présente pas de trait distinctif. Les traces correspondent à un dépôt de 1 à 2 cm de large et d'épaisseur millimétrique dans le cas des cercles les mieux dessinés. Ce dépôt peut parfois être détaché (croûte) et nous avons réalisé quelques micro-prélèvements dans un but analytique. Les cercles sont plus diffus lorsque leur diamètre augmente. Les plus grands que nous ayons pu observer atteignent 5 m de diamètre et apparaissent comme une trace à peine visible.
La nature des sols n'a pas d'importance et les cercles peuvent être déposés aussi bien sur des blocs rocheux que sur des sols de calcite ou d'argile. Dans ce dernier cas, les observations ont été réalisées dans des zones en cuvettes probablement inondées pendant la saison des pluies. Ceci indique que les cercles pourraient se former en quelques mois, lorsque les cuvettes sont asséchées, entre deux saisons humides. Un échantillonnage dans l'épaisseur de la couche l'argile serait particulièrement instructif.

Figure 1 - Relation entre diamètre des cercles et hauteur de voûte dans Tham En. La couleur des points correspond à trois séries de mesures, dans des secteurs différents de la cavité. La vitesse d'impact (trait fin), calculée pour une goutte de 5 mm de diamètre, est également reportée sur le graphe.


Dans Tham En, en février 2008, nous avons relevé les couples diamètre/hauteur de voûte d'une quarantaine de cercles, en divers points de la cavité. La mesure des diamètres ne pose généralement pas de problème, sauf lorsque le sol est en pente. Les cercles prennent alors une forme d'ellipse, dont le grand axe est orienté dans la direction de la plus grande pente. Dans ce cas, nous avons retenu comme diamètre caractéristique la longueur du petit axe de l'ellipse passant par la stalagmite centrale. La hauteur de voûte est plus difficile à évaluer. Nous disposions d'un distancemètre laser, dont la précision est largement suffisante, à condition bien sûr que la cible puisse être définie avec certitude. C'est ce point qui nous a posé le plus de difficultés, car, en l'absence de repère pour définir la verticale, il était délicat de déterminer le point de départ des gouttes. Lorsque la hauteur de voûte dépassait 15 mètres, nous distinguions à peine le plafond de la galerie à la lueur de nos lampes acétylène. Nous avons alors procédé par tâtonnement, en réalisant des séries de mesures, et en considérant, un peu naïvement, que la plus courte pouvait correspondre à l'extrémité de la stalactite source. L'ensemble des relevés réalisés est reporté sur la figure 1. On constate qu'ils s'alignent sensiblement sur une droite un peu décalée par rapport à l'origine.

Deux mécanismes ont été proposés pour expliquer ces formations. Hill et Forti (1998) pensent qu'il s'agit de projections liées à l'impact sur le sol des gouttes tombant de la voûte (splash rings). Cependant, il semble très peu probable que le mécanisme de formation puisse être celui d'un rebond. Il faudrait en effet que les gouttes rebondissent et soient fractionnées indépendamment de la nature et de la géométrie du sol, pour se déposer en cercles parfaits mesurant parfois plusieurs mètres de diamètre. La photo 2 montre que ce n’est pas ce qui habituellement constaté ! On pourrait admettre qu'exceptionnellement ce puisse être le cas, mais le fait que les cercles soient souvent observés en abondance sur des zones délimitées oblige à reposer le problème. Il s'agit d'un phénomène spécifique à certaines zones dans quelques cavités. Par ailleurs, le diamètre des cercles devrait être directement lié à la vitesse des gouttes lors de l'impact au sol. Cette vitesse augmente d'abord en fonction de la hauteur de chute suivant une relation v2 = 2 g.h, mais tend ensuite vers une valeur constante en raison du frottement avec l'air (force de traînée).

Nous avons reporté sur figure 1 la vitesse d'impact au

Photo 2 - Trajectoires aléatoires et asymétriques des gouttelettes projetées après l’impact d’une goutte au sol

sol d'une goutte de 5 mm de diamètre. L'évolution de la vitesse et celle du diamètre des cercles ne sont manifestement pas corrélées. Entre 15 et 40 m de hauteur de chute, la vitesse d’impact au sol ne change pratiquement plus, alors que le diamètre des cercles passe de 2 à 5 m. Ces observations, pour la compréhension du phénomène, ne peuvent être réalisées que dans des cavités de grande ampleur. Tham En, dont la section des galeries dépasse localement 100 x 100 m, est un site d'observation privilégié.

Enfin, plusieurs observations montrent que les cercles se forment même lorsque l'impact au sol a lieu dans une anfractuosité empêchant les projections latérales. C'est ce que révèle de manière évidente le cercle brisé, déposé sur un bloc cassé, rencontré dans la Grotte des Nuages (branche fossile de la Xé Bang Faï souterraine) : vu de dessus, il présente l'aspect d'un cercle "classique", quoique discontinu, alors que la stalagmite se trouve une vingtaine de centimètres plus bas, entre les blocs. Vu de coté, on constate que le cercle s’est développé sur plusieurs niveaux, et en particulier sur le bloc le plus élevé.



       

Photo 3 et 3 bis - Le cercle brisé de la Grotte des Nuages, vu de dessus et de profil.

Le point d’impact est dans la fissure entre les blocs. Le compas est posé sur le bloc supérieur.


Montanaro (1992) a proposé comme second mécanisme possible la rupture des gouttes pendant leur chute, avec projection radiale de gouttelettes qui viendraient se déposer en cercle autour du point d’impact au sol. Plus récemment, Nozzoli et col. (2009) ont même réalisé une étude expérimentale pour tenter de valider celle hypothèse.  Dans la Grotta Imbroglita, cavité connue en Italie pour le nombre important de ces formations, ils ont placé des tablettes de contreplaqué, recouvertes de noir de fumée, sur la trajectoire de gouttes tombantes. Ces tablettes étaient perforées pour laisser passer les gouttes. Après trois semaines, ils ont constaté la formation de cercles "artificiels", dont le diamètre, fonction de la hauteur de chute des gouttes, correspondait à celui des cercles "naturels".

Cette expérience originale permet d'invalider totalement l'hypothèse de projections issues de l'impact au sol. Elle montre également que les cercles sont des spéléothèmes capables d'évolution rapide. Nozzoli et col. signalent cependant que les gouttes secondaires n'ont jamais été observées lors de leur expérience et que cette hypothèse n'explique pas pourquoi certaines stalactites forment des cercles et pas d'autres.

Un point remarquable est l'excellence de la concordance entre les mesures réalisées par Nozzoli et col. et celles que nous avons nous-même réalisées dans Tham En (Fig. 2). Alors que les deux jeux de données couvrent des gammes différentes de taille, la relation entre diamètre et hauteur de voûte est remarquablement continue. On constate que la relation quadratique que pensaient avoir mis en évidence Nozzoli et col. se prolonge en une droite. Par ailleurs, la modélisation mathématique de l’hypothèse de Montanaro ne permet pas de retrouver, même qualitativement, les résultats expérimentaux.

Figure 2 - Relation entre diamètre des cercles et hauteur de voûte dans Tham En. La vitesse d'impact, calculée pour une goutte de 5 mm de diamètre, est également reportée sur le graphe

Une voie possible d’élucidation du phénomène a été amorcée au travers de discussions avec plusieurs physiciens, spécialistes de dynamique des fluides.
Il ressort de ces discussions que l'hypothèse d'un fractionnement des gouttes est difficile à étayer. Le comportement des gouttes a en effet été largement étudié en raison de son importance dans des domaines aussi distincts que l'optimisation du fonctionnement des imprimantes à jet d'encre ou que de celui de la prévision météorologique. On sait ainsi que lors de la formation d'une goutte par détachement à l'extrémité d'un capillaire, apparaissent parfois des gouttelettes de taille réduite, appelées gouttes satellites,
mais qui se forment toujours derrière la goutte principale et restent dans l'axe de la trajectoire de chute, (Eggers, 2005). Ensuite, lors d'une chute dans une atmosphère calme, si le diamètre de goutte est inférieur à 6 mm (ce qui est le cas pour les gouttes qui se forment à l'extrémité des stalactites), la goutte est stable et il n'y a pas de risque de fractionnement (Villermaux et Bossa, 2009 ; Villermaux, 2010 - communication personnelle).

Pour Richard Perkins, spécialiste de la turbulence et du transport des particules (Hunt et col. 2005), le fractionnement des gouttes, comme origine de la formation des cercles, est une hypothèse hautement improbable : pour obtenir des cercles aussi nets et aussi réguliers, il faudrait à la fois que la direction d'éjection soit parfaitement aléatoire et que la vitesse d'éjection soit parfaitement constante, couple invraisemblable de conditions (Perkins, 2010 - communication personnelle).

Puisque l'hypothèse du fractionnement des gouttes pendant leur chute ne peut pas être retenue, une autre explication doit être recherchée. Nous avons éliminé plusieurs

Photo 4 -  Ambiance "brouillard" dans la galerie du Métro de Tham En

( R. Huttler, 2008)

hypothèses fantaisistes, telles que la croissance d'un mycélium, la chromatographie ou des tracés d'origine humaine. Plutôt que rechercher un mécanisme qui supposerait des propriétés particulières aux gouttes, aux stalactites ou au sol, nous avons recherché un lien avec les propriétés de l'atmosphère. Un dénominateur commun est en effet la présence de brouillard dans les galeries où les cercles les mieux marqués ont été observés (photo 4, en février, cœur de la saison sèche au Laos) et une circulation d'air lente en raison des sections imposantes des galeries.

Le mécanisme pourrait ainsi être le suivant : dans leur chute, le train de gouttes perturbe l'atmosphère, provoquant un flux d’air descendant qui s'épanouit en écartant les microgouttelettes de brouillard (ou tout simplement les aérosols en suspension), de l'axe de la chute et en provoquant éventuellement leur accrétion. Le dépôt du brouillard serait alors concentré sur un anneau (fig. 3). La fréquence de chute des gouttes pourrait éventuellement être un facteur additionnel expliquant pourquoi les cercles n’apparaissent que sous certaines stalactites.

Pour étayer cette hypothèse, on peut remarquer qu’à partir d’une hauteur de voute de 4 m l’anneau au sol correspond à l'empreinte d'un cône dont l'angle au sommet est égal à 18°. Cette valeur est sensiblement celle de l'angle d'épanouissement d'un jet d'air turbulent (20°,  Sakiadis, 1984).

Figure 3 - Mécanisme proposé pour la formation des cercles noirs.

Cette hypothèse reste cependant à valider, par exemple par simulation numérique.

Une autre voie de validation, indirecte celle-là, consiste à rechercher un lien éventuel entre mécanisme de formation et composition du dépôt observé sur certains cercles. Nous avons procédé à un échantillonnage minimal du cercle qui illustre le début de cet article. Les prélèvements effectués en 2008 sur l’anneau ont été complétés en 2010 par un échantillonnage de la stalagmite centrale et des espaces intra- et extra- annulaires. La spectroscopie de rayonnement X en microscopie électronique à balayage a ensuite été utilisée pour obtenir la composition des échantillons. Alors que dans l'environnement immédiat, le concrétionnement comporte la présence de soufre (sulfates) en quantité suffisante pour que des aiguilles de gypse se forment, l'anneau n'en garde aucune trace. En revanche, il contient des quantités importantes de phosphore (phosphates), qu’on ne retrouve pas dans les autres échantillons.

Cette concentration anormalement élevée de phosphate est à rapprocher de la présence d'amas importants (plusieurs centaines de m2, sur une épaisseur supérieure au mètre) de guano d'hirondelles dans la galerie d'entrée. Ce guano est sec, pulvérulent et riche en phosphore. Des poussières entraînées loin dans la cavité pourraient servir de points de nucléation aux gouttelettes de brouillard. Leur dépôt par entraînement expliquerait la présence de phosphate au niveau de l'anneau. En l'absence de poussières, le dépôt de gouttelettes de brouillard entraîne simplement un nettoyage local du substrat. Le cercle apparaît alors sous la forme d'un anneau clair sur fond plus sombre.


Rares ? Pas tant que ça !

Depuis nos premières observations laotiennes, nous avons “évangélisé” quelques collègues. Et le résultat ne s’est pas fait attendre... Les cercles, sans être communs, ne sont pas si rares. C’est d’abord Jean Bottazzi et Eric Sanson qui ont ramené une trentaine de mesures de l’expédition Chine 2010, dans Mawangdong et Xixilidong (Fengshan, Hechi, Guangxi), puis Michael Laumans qui nous a signalé un beau spécimen au Nord Laos. Mais ces observations étaient toutes localisées en Asie... Et chez nous ?

C’est au fond de la Cave de Vitalis, cavité bien connue sur la bordure du Causse du Larzac, autant dire dans notre jardin, que nous avons eu le plaisir de retrouver nos mystérieux cercles. Le premier, sur une coulée stalagmitique fortement inclinée, à proximité du Gour de la Tortue (ou de l’Oeuf au Plat), était très déformé. En revanche, le second, au fond de la Galerie du Lac, était parfait, même si moins spectaculaire que ses homologues laotiens. Du coup, nous avons mis à profit une visite dans les galeries “secrètes” de la grotte de Clamouse pour partir à la chasse aux cercles. Et nous n’avons pas été déçus, avec une dizaine de prises qui viennent gentiment compléter notre collection de mesures et s’y intégrer sans surprise. Dans chaque cas, les cercles se sont formés dans des secteurs des cavités peu ventilés, où un brouillard se forme temporairement.

Figure 4 - Corrélation entre diamètre et hauteur de voute

Alors, la prochaine fois que vous vous baladerez dans une galerie concrétionnée, peu ventilée, dont la voute s’élève à plus de 4 ou 5 mètres, regardez bien au sol, et vous y repèrerez probablement les cercles mystérieux, que des générations de spéléos ont piétiné sans y prendre garde.

C’est simple, leur diamètre (en mètres) est toujours à peu près égal à  0.14 x (hauteur - 2)... Bonne chasse ! Tenez nous au courant !


Bibliographie

Auler A., 1993. Les cercles de calcite de la "Lappa do Bezerra" (Sao Domingos, Goyas, Brésil). Karstologia, 22, 2, 55-56.

Brouquisse F., Faverjon M., 2005. Rapport d'exploration 2002-2004. CREI. Fédération Française de Spéléologie.

Eggers  J., 2005. Drop formation – an overview. ZAMM. Z. Angew. Math. Mech. 85, 6, 400-410.

Gunn R., Gilbert D., 1949. The terminal velocity of fall for water droplets in stagnant air. J. Meteorology, 6, 243-248

Hill C., Forti, P., 1998. Cave minerals of the world (2nd ed.), Huntsville, Alabama, NSS.

Hunt J.C.R, Delfos R., Eames I., Perkins R.J., 2007. Vortices, Complex Flows and Inertial Particles. Flow Turbulence Combust., 79, 207–234.

Montanaro L., 1992. Osservazioni sui ‘‘cerchi’’ della Grotta del Sorell. Boll. Gr. Speleol. Sassarese, 13, 21–22.

Nozzoli F., Bevilacqua S., Cavallari L., 2009. The genesis of cave rings explained using empirical and experimental data. J. Cave and Karst Studies, 71, 2, 130–135.

Renouard L., Gillet M., Lapie G., Scherk G., 2001. Spélaologie 2000 – Rapport d'expédition CREI. Fédération Française de Spéléologie.

Sakiadis B.C., 1984. Fluid and particle mechanics. in Perry's Chemical Engineer Handbook, Perry, Green, Maloney Edts, McGraw-Hill, Paris, p. 5-27.

Villermaux E., Bossa B., 2009. Single-drop fragmentation determines size distribution of raindrops. Nature Physics, 5, 697-702.