La découverte des grottes-tunnels du Khammouane

Petite Histoire de la spéléologie laotienne

 
“Roches de marbre noir des montagnes de Lakhon”

Dessin de E. Burnand, d’après J. Harmand (1867)


Les grottes-tunnels sont une des curiosités les plus extraordinaires du Khammouane.  Depuis toujours les laotiens les utilisent comme voies de communication privilégiées pour relier des vallées et des villages autrement difficilement accessibles. Avec des moyens d’éclairage dérisoires, les laotiens ont su s’aventurer à des kilomètres des entrées. On retrouve un peu partout des marques de leur passage - empreintes, tessons de poteries, débris de torches - dans les recoins les plus lointains. Mais ces explorations, pourtant si concrètes, ont laissé peu de traces dans l’histoire de la spéléologie laotienne, tout au moins dans son histoire écrite.

Des éléments d’histoire orale ont pu être rassemblés pour la grotte de Konglor, site touristique majeur du Khammouane. Nous verrons que la mémoire collective est faillible.

Au Khammouane, les premiers écrits remontent au milieu du XIXème siècle, pendant la mission d’exploration dirigée par Ernest Doudart de Lagrée et Francis Garnier (1866-1868). Avec eux, Louis Delaporte témoignera par ses gravures des extraordinaires paysages karstiques du Khammouane. Pour accéder aux gisements d’étain de la Nam Pathen (actuellement mines de Phon Tiou), de Lagrée emprunte un des fameux tunnels du Khammouane, Tham Khong, près de Ban Nano...

 
Quelques années plus tard, Auguste Pavie, l’explorateur aux pieds nus, parcourt le Laos (1879-1895) pour en établir les frontières historiques avec la Chine, la Birmanie (Myanmar) et surtout le Siam (Thaïlande), et rechercher des itinéraires le reliant à l’Annam (Vietnam), colonie française en pleine expansion. Il va être le premier rapporteur de l’existence d’une percée hydrogéologique hors du commun. Au printemps 1889, Pavie explore la vallée de la Nam Hin Boun et apprend que, près de sa source, la rivière passe sous la montagne, à travers une grotte, tout en restant navigable...
 

L’année suivante, Pavie donne mission au capitaine Pierre-Paul Cupet d’explorer la rive gauche du Mékong, entre Lakhone (actuelle Nakhon Phanom) et Luang-Prabang. Cupet met à profit cette mission pour vérifier que la rivière traverse effectivement la montagne...

 

15 Mars 1889 - Voici le Hin-Boun par lequel on va vers Khammon-Kamkeut. Depuis le départ j’en ai chaque jour entendu vanter les curiosités de la nature qui, au Laos, l’ont rendu fameux. Je suis bien heureux que mon privilège de premier venu me donne la chance d’en lever le cours encore inconnu. […]


18 Mars 1889 - […] Dans sa partie basse, les berges [du Hin-Boun] soumises aux inondations sont chargées de champs d’indigo, mûrier, tabac et coton, semées de villages : aussitôt qu’ensuite elles s’élèvent un peu, une forêt riche l’anime autrement. D’un débit égal, faute d’affluents qu’on puisse citer, ni profond ni large, il court abondant entre les chaînons de soulèvements de rochers calcaires nus, déchiquetés, d’un aspect noirâtre, surgis en falaises, atteignant souvent près de 300 mètres, qu’il heurte et qu’il ronge tantôt sur un bord et tantôt sur l’autre, où les yeux perçoivent des grottes profondes, de vastes cavernes dont les parois grouillent d’innombrables masses de chauve-souris qui y accumulent un guano épais, fertilisateur des terrains voisins. […]

L’accumulation de rocs torturés débordant partout, loin de l’attrister ajoute à l’ensemble à chacun des coudes une illustration si incomparable de décors nouveaux que c’est à regrets que l’on s’en éloigne.

Nous voyant épris en ce floréal du moyen Laos et grisés eux-mêmes, quelques bateliers sautent sur la rive, et vont détacher celles de ces fleurs aux senteurs discrètes et inépuisables qu’ils savent plus que rares. En nous les offrant, souriants, ils disent : “parures d’un jour des bords du Hin-Boun, tout ceci n’est rien, notre sol contient de l’or, de l’étain, et des pierres fines aux tons chatoyants dont nous espérons apprendre de vous bientôt la valeur. Allez vers les sources, vous serez charmés : car vous passerez avec la rivière sous une montagne qu’elle perce et traverse en cours souterrain toujours navigable !”


Pavie A., 1919. Mission Pavie, Indo-Chine, 1879-1895. Géographie et Voyages, VII. Journal de Marche (1888-1889), Ed. Ernest Leroux, Paris (1919). pp. 259-261.

La traversée de la Nam Hin Boun souterraine - 1890 Konglor.htmlKonglor.htmlshapeimage_2_link_0

Auguste Pavie, au Laos en 1893, puis en 1905 à Paris

Sur la carte de l’époque, le parcours souterrain de la rivière est déjà indiqué. Figure aussi sur cette carte Ban Thonglom, petit village qui hébergera en 2011 l’équipe de Gilles Connes, à la recherche des “grottes profondes“, riches en phosphates, que mentionnait Pavie.

Vis-à-vis de Lakôn s'élève un ensemble de montagnes calcaires dont les crêtes, bizarrement découpées, tranchent vivement sur l'azur du ciel. Ce massif n'est annoncé au milieu de la plaine par aucune ondulation de terrain. Sous la puissante impulsion de quelque force souterraine, les rochers de marbre qui le composent ont traversé le sol sans l'infléchir, et se sont entassés les uns sur les autres en formant un groupe de l'aspect le plus étrange.

Deux membres de la Commission, M. Joubert et M. Thorel, allèrent visiter ces singulières montagnes au milieu desquelles on trouve des grottes profondes; des cirques naturels, formés par des murailles de marbre ayant des centaines de mètres de hauteur verticale, des aiguilles calcaires, surgissant comme des colonnes au milieu de la plaine et ressemblant de loin aux ruines gigantesques de quelque temple pélagique.

[...]


7-12 mars 1867 - On avait signalé à M. de Lagrée des mines de plomb exploitées par les indigènes à une vingtaine de milles de Houtèn. Il partit dès [le 7 mars] avec le docteur Joubert pour aller les visiter, désirant se rendre compte par lui-même de la nature et de la valeur de ce gisement. Les deux explorateurs remontèrent le cours du Hin Boun pendant deux jours et débarquèrent le 8 mars sur la rive gauche de cette rivière, près de son confluent avec le Nam Haten, petit affluent innavigable, dont ils suivirent la vallée.

Le 9 mars, ils visitèrent, près du village de Nanho, une grotte de près de 400 mètres de longueur et d’une hauteur de 30 à 40 mètres, dont les parois sont formées d’un marbre gris veiné de noir. Ils étaient arrivés dans la région des mines de plomb.

[...] il n’existe de ce coté aucune communication avec le Tong King, dont la vallée du Hin Boun semble séparée par une longue chaîne de montagnes. La formation métamorphique déjà rencontrée à Lakhôn paraît prédominer dans toute cette région dont les grottes de marbre rappellent les fameuses grottes de Tourane et appartiennent sans doute à la même époque géologique.


Garnier F., 1885. Voyage d’exploration en Indo-Chine. Hachette, Paris. pp. 228-230.

Itinéraire de De Lagrée et localisation du tunnel de Ban Nanho

Ernest Marie Louis Doudart de Lagrée